March 28, 2024
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LA TENDANCE SOCIALE-DéMOCRATE DE P. JUGNAUTH pour réduire les inégalités et améliorer la qualité de vie est une avancée. »

Catherine Boudet, politologue française, vit à Maurice depuis plusieurs années. Détentrice d’un Doctorat en Sciences Politiques et d’un Masters en Sciences Politiques Comparatives de l’Institut d’Études Politiques de Bordeaux-France, elle décrit la démocratie mauricienne hors des cadres classiques de la politique. Le système social et politique mauricien est complexe et divers, incluant toutes les composantes requises pour une démocratie digne de ce nom ; les classe sociales, les castes, les clans, les races et les éthnies en font toute sa richesse. Tous les mauriciens dit-elle, sont dotés d’une intelligence remarquable, et sont des « politiciens » capables de débattre intelligemment sur le sujet. En effet, peu importe leur occupation, chauffeurs de taxis, maraîchers, travailleurs manuels, cadres, tous sans le savoir, sont de fins observateurs et analystes, pour ne pas dire de fins ‘politologues’. Pour en savoir plus, voici les propos recueillis

Par Cécile Lebon

Vous êtes rompue aux multiples péripéties de la vie à Maurice.  Quel regard avez-vous de la politique ici ?

Effectivement, cela fait plus de 20 ans que je travaille sur la démocratie mauricienne en tant que chercheur en Science Politique. Pour moi, c’était vraiment un challenge car Maurice est vraiment un cas à part en Science politique. La vie politique mauricienne est passionnante car toujours pleine de rebondissements.

 Comment décririez-vous la démocratie mauricienne ?

Dans mes travaux j’ai démontré que la démocratie mauricienne fonctionne suivant un modèle « consociatif » c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une démocratie de type compétitif, mais qui repose sur l’accommodation entre les élites politiques qui sont censées représenter des groupes ethniques et qui se partagent ainsi le pouvoir par alternance.

Pensez-vous que le combat contre la corruption serait efficace, si non, que proposez-vous pour mieux juguler ce mal ?

 Le combat contre la corruption à Maurice en est encore à ses débuts. Même si le pays est doté d’institutions de combat qui ont presque 20 ans d’âge, comme l’ICAC (sous POCA) et la FIU (sous FIAMLA), fondées en 2002. Il a fallu un changement de mindset pour que débute vraiment la lutte efficace contre la corruption, notamment avec le rôle du public scrutiny. Le dispositif s’est enrichi ces dernières années avec notamment le Declaration of Asset Act 2011 et la Good Governance and Integrity Reporting Act 2015, mais le champ d’application reste toujours restreint et permet encore trop à certains de passer à travers les mailles du filet. La Prevention of Corruption Act (POCA) ne permet de poursuivre que les titulaires de charges publiques. Le secteur privé, les conseillers internationaux dans les ministères, les candidats aux élections et même les partis politiques, restent hors d’atteinte. De même, la Good Governance and Integrity Reporting Act 2015 et l’Asset Recovery Act, ne s’appliquent qu’aux personnes physiques. Les personnes morales, de type associations, entreprises, et autres partis politiques seront d’emblée exclues du champ d’action de la loi. Si on veut vraiment lutter contre la corruption, il ne faut plus permettre que certaines populations soient hors du champ de la loi.

Croyez-vous que les élections qui arrivent soient de nature à changer le pays, ou ce sera expédier les affaires courantes comme souvent ?

Les élections qui viennent sont de nature à changer le pays pour le meilleur ou pour le pire, je dirais.

Comment décrivez-vous l’électorat mauricien ? Les votes à appartenance ethniques ne seraient-elles pas devenues dangereux pour le pays ?

 Il n’y a pas « un » électorat mauricien, il y a des tendances. Le vote ethnique est une tendance, le vote en fonction des idées en est une autre. Le vote ethnique n’a plus été dangereux pour le pays depuis l’indépendance, car le système de représentation politique a réussi à le canaliser. En effet, le vote ethnique et les partis mono-ethniques sont contrebalancés par les alliances électorales qui sont obligatoirement multiethniques. Ce qui est dangereux pour le pays, c’est plutôt le clientélisme électoral et les jeux malsains d’alliances qui créent une atmosphère inflammable.

Quelle évaluation faites-vous de la performance de l’actuel Premier Ministre ? Si vous aviez à lui donner quelques idées, quelles seraient-elles?

Cela fait très longtemps que j’observe la trajectoire de l’actuel premier Ministre. Il a été critiqué pour son leadership consensuel, qu’on a taxé de « mou » parce qu’on est dans un pays où on est habitué à des leaderships autoritaires. Mais son style de leadership commence à trouver sa place, puisque même son principal adversaire commence à l’adopter lui aussi. En termes de gouvernance, il y a une tendance intéressante qui se dessine dans la politique du PM, une tendance sociale-démocrate. J’entends par là une politique cherchant à s’appuyer sur les structures de l’Etat pour réduire les inégalités, d’une part avec des grands travaux d’infrastructure pour améliorer la qualité de vie, et d’autre part avec des mesures budgétaires pour réduire les disparités sociales au moyen de mesures législatives et fiscales. Ça me semble être une avancée dans le contexte mauricien. Mais je note au niveau de la politique économique, l’existence de certaines contradictions notamment entre la politique de réduction des inégalités et la privatisation des services publics (eau, électricité…). Je regrette aussi que LE projet de loi essentiel pour la Nation soit encore resté en suspens, la réforme du système électoral, sans laquelle le pays risque de connaître de gros blocages.

« Je dirais que la violence à Maurice a progressé, ou plus exactement, la violence invisible est devenue visible. »

De même une réforme de la Constitution serait vraiment nécessaire. Mes propositions : en considérant le fait que le gaspillage de fonds publics et l’endettement sont deux problèmes majeurs qui freinent la mise en œuvre des politiques publiques, je pense que Maurice aurait intérêt à renforcer les pouvoirs du Bureau de l’Audit (dont le rôle pour l’instant est en aval, dans le contrôle des dépenses publiques), en renforçant son rôle en amont, à l’évaluation de la faisabilité et de la cohérence des politiques publiques. Par exemple, évaluation des politiques publiques en matière du contrôle des substances nocives telles que pesticides, alcools, drogues ; politiques publiques de contrôle de la qualité de l’environnement…

La sécurité à Maurice a-t-elle régressé ?

 Je dirais que la violence à Maurice a progressé, ou plus exactement, la violence invisible est devenue visible. Avant il y avait une violence au sein des relations sociales et du système étatique qui était invisible et qui s’exprimait épisodiquement. Maintenant elle explose au grand jour. Quant à la sécurité, certes les mesures de surveillance progressent, avec le projet de Safe City par exemple, mais il ne faut pas confondre surveillance et sécurité. La surveillance peut être dissuasive en amont et utile en aval pour retracer les actes de criminalité. Mais elle ne permet pas de lutter contre les racines de la violence. Car la violence à Maurice est de trois ordres : la violence de la société machiste et patriarcale, la violence du grand banditisme lié à la drogue, et la violence de la corruption. Les vols, les crimes, c’est juste le sommet de l’iceberg.

Il semblerait que les libertés et nouveaux statuts accordés aux femmes seraient contrecarrées par l’augmentation des faits et actes répréhensibles contre elles.  Qu’est-ce qui explique cette montée de violences domestiques, et par ricochet les crimes passionnels ?

Vous parlez là de gender violence. Ce que je dis depuis longtemps, c’est que la société mauricienne retourne la violence contre elle-même. Ou plus exactement, chacun retourne la violence subie vers plus faible que lui. A Maurice on n’aime pas les faibles. On est violent envers les enfants, envers les handicapés, envers les vieux, envers les femmes, bref envers plus faible que soi. Et concernant les violences faites aux femmes spécifiquement,

il faut bien comprendre que la gender violence ne commence pas avec les coups. Ça commence avec des actes tels que considérer la femme comme l’esclave de la maison, lui laisser la charge de toutes les tâches ménagères, la priver de sa liberté de mouvement, lui prendre son argent ou ses moyens de paiement, la dénigrer ou l’insulter, lui couper la parole ou l’empêcher de s’exprimer, contrôler son habillement, surveiller ses communications ou ses sorties, tout cela c’est déjà de la violence. Les coups, c’est juste la cerise sur le gâteau… En résumé la violence commence par le fait même de ne pas considérer la femme comme un être égal à l’homme. Et ça, c’est culturel, ce sont des schémas hérités, donc le conjoint violent n’est pas le seul coupable, c’est tout l’environnement familial et social qui est coupable de complicité avec la violence faite aux femmes, y compris les femmes elles-mêmes.

 Est-ce que les conditions précaires dans lesquelles vivent certaines familles et la promiscuité contribuent à cet état de choses.  Pensez-vous que ces familles ont besoin d’un suivi psychologique régulier et particulier ?

La précarité et la promiscuité certes empirent le phénomène de gender violence, mais il existe dans toutes les couches de la société, encore une fois j’insiste sur le fait que les causes sont structurelles, elles proviennent largement d’une violence structurelle qui pèse sur les individus (situations de vie difficiles, discriminations, rythme de travail effréné, corruption, méthodes de grand banditisme qui prévalent dans l’environnement, etc.). Dans ces conditions, le suivi psychologique ce n’est pas inutile mais c’est juste un « panadol ». Le suivi psychologique serait plutôt pour les familles aisées qui ont déjà les autres problèmes de promiscuité et de précarité résolus.

 Pensez-vous que les réseaux sociaux et internet contribuent à la violence sous toutes ses formes ? 

 Politiquement et socialement, les réseaux sociaux ont contribué à l’ouverture de la démocratie et de la société mauricienne. Même si certaines « dérives » peuvent s’y glisser de temps en temps, je dirai qu’elle a été une étape importante dans la maturité de la nation.

Quelle aura été votre contribution dans votre domaine à l’amélioration des choses dans le pays  ? Que souhaiteriez-vous apporter davantage?

J’ai dédié ma carrière à Maurice en essayant d’accommoder les différences entre les élites positives. Avec mes idées , je pense avoir apporté ma contribution à des débats dans la presse avec des thématiques publiques, sociales et légales.

 REDOUTEZ-VOUS l’avenir ou avez-vous un espoir pour Maurice ?

 Je redoute les conséquences des « macadams » que pourraient bloquer la réforme électorale et constitutionnelle, mais avec le tissu social vivant de Maurice, je reste très positive sur la conscientisation des citoyens. En gros, je demeure très optimiste quant à l’avenir du pays.

« Si on veut vraiment lutter contre la corruption, il ne faut plus permettre que certaines populations soient hors du champ de la loi. »