May 9, 2024
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Chronique – Effacer la Palestine

Depuis 2014, la murale surplombe l’intersection des avenues du Parc et des Pins, près du centre-ville de Montréal, à cet endroit précis où, lorsqu’on dévale l’avenue du Parc vers le sud, on a l’impression d’atterrir comme un oiseau au pied du mont Royal.

Il s’agit d’un immense drapeau palestinien sur lequel on peut lire, en lettres blanches, l’inscription « Palestine libre », peinte sur le mur extérieur du bâtiment appartenant à Alternatives, un organisme ayant pour mission de soutenir les mouvements sociaux, ici et à travers le monde.

Dans la nuit de vendredi à samedi, la fresque a été recouverte d’un graffiti véhiculant un message anti-Hamas (« Fuck Hamas ») et un appel à la libération des otages israéliens détenus depuis le 7 octobre. Les couleurs palestiniennes ont entièrement disparu derrière la peinture bleue opaque ; un effacement, au sens littéral.

Il y a deux semaines déjà, la barrière menant au toit permettant d’accéder au mur avait été sabotée. Le coup d’éclat, vraisemblablement, avait été planifié. On a aussitôt saisi les policiers de l’affaire — dans le contexte actuel, la plainte n’a pas été prise à la légère.

Personne ne s’est par ailleurs opposé à ce que la murale soit repeinte. Grâce aux efforts des gens d’Alternatives et des militants du Palestinian Youth Movement, venus prêter main-forte sous la pluie battante du début de semaine, puis dans le froid mordant, en quelques jours, le mur avait retrouvé ses couleurs palestiniennes.

N’empêche, l’épisode est lourd de sens. Au téléphone, Yasmina Moudda, directrice générale d’Alternatives, dit qu’il s’agit selon elle de plus qu’un simple acte de vandalisme. Ce geste est une « conséquence déplorable du climat délétère qui règne depuis le 7 octobre, visant à intimider le mouvement de solidarité avec la Palestine et à réduire au silence toute critique à l’égard d’Israël ». 

En 2014, lorsque la murale a été peinte pour la première fois, c’était aussi en temps d’hostilités entre Israël et le Hamas. Des semaines de bombardements intenses avaient fait plus de 1500 morts à Gaza (moins d’une vingtaine du côté israélien). Le choix d’Alternatives d’afficher sa solidarité avec une Palestine libre n’avait pourtant pas fait de remous, me dit Yasmina Moudda. Les temps ont changé, et les drapeaux et symboles palestiniens sont de plus en plus accueillis avec suspicion, quand ils ne sont pas carrément frappés par la censure.

Depuis près d’une décennie, donc, ce symbole de solidarité avec la Palestine trône sur l’avenue du Parc — à un jet de pierre, d’ailleurs, du célèbre portrait géant de Leonard Cohen, peint sur les flancs d’un édifice de la rue Crescent. À vol d’oiseau, à peine deux kilomètres séparent ces deux murales incarnant des héritages culturels qui cohabitent depuis toujours dans la métropole, et que l’on tente aujourd’hui de présenter comme fondamentalement antagonistes.

La murale d’Alternatives est aussi, en fin de compte, le seul symbole palestinien visible dans l’espace public montréalais. Je passe devant presque tous les jours en me rendant au travail, et je l’ai toujours interprétée non seulement comme un symbole de la présence arabe dans la ville, mais aussi comme un clin d’oeil aux luttes de libération bien de chez nous.

Nos nationalistes de salon ne le disent plus très fort aujourd’hui — ont-ils renié cet héritage ? —, mais il fut un temps où la conscience (dé) coloniale au Québec ordonnait les solidarités à l’international : avec l’Afrique, avec l’Amérique latine et, bien sûr, avec la Palestine. Il y a tout ça, dans cette murale, le passé et le présent des luttes contre l’occupation coloniale, la mixité culturelle montréalaise, la participation directe des citoyens à l’écriture de la trame urbaine…

Samedi soir, le graffiti pro-israélien avait été recouvert d’une couche de peinture blanche pour préparer la restauration de la murale. Je me suis plantée au coin de la rue pour contempler le mur dénudé, le coeur serré. Il y avait, dans cet effacement momentané, l’écho troublant de l’effacement littéral des Palestiniens piégés dans Gaza, bombardés avec férocité depuis plus de 75 jours.

Plus de 20 000 personnes sont mortes à Gaza depuis le 7 octobre, apprenait-on mercredi, selon les chiffres fournis par le gouvernement du Hamas, dont au moins 8000 enfants. Si l’on inclut les personnes présumées mortes ensevelies sous les décombres, le bilan s’élèverait plutôt à plus de 26 000 personnes, selon l’organisme Euro-Med Human Rights Monitor. À cela s’ajoutent plus de 50 000 blessés, qui tentent de guérir dans des conditions sanitaires effroyables.

La faim, la soif, le froid, la propagation des maladies, la peur constante : la catastrophe humanitaire que l’on prédisait dès le premier jour de la riposte israélienne contre le Hamas s’aggrave d’heure en heure, surpassant même les scénarios les plus glauques. Le Programme alimentaire mondial des Nations unies estime que l’ensemble des Gazaouis est soumis à une « insécurité alimentaire aiguë », le quart souffrant d’« une faim extrême ». Les hôpitaux ont été réduits en ruine. On soigne les blessés parmi les décombres.

Alors que les appels fermes au cessez-le-feu permanent tardent, les images qui nous parviennent sont chaque jour plus insoutenables. Des bambins recouverts de sang et de poussière tremblants sur une civière, l’air hagard. Des adolescents aux jambes arrachées, des pères qui hurlent de douleur en découvrant le visage de leur enfant sous un linceul. J’avais l’impression de voir tout cela projeté sur la peinture blanche fraîchement posée.

Je me suis aussi demandé si, dans le contexte de censure et de crispation actuel, la murale aurait pu être peinte pour une première fois. Je redoute la réponse. Pour lors, il y aura, toujours et tant qu’il le faudra, ce message affiché aux portes du centre-ville : « Palestine libre ».

*  Par Aurélie Lanctôt [doctorante en droit à l’Université McGill. Ses recherches portent sur les théories féministes et l’épistémologie du droit, les recoupements entre le droit et littérature, le droit pénal et les mécanismes de justice alternatifs. De 2018 à 2022, elle a également été codirectrice et rédactrice en chef de la revue Liberté et elle est l’autrice d’essais.]

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